LES AUTODIDACTES : FIF, L’OEIL DE BOOSKA-P

À l’heure où les grands médias traditionnels se posent des questions sur leur avenir, Argot est parti à la rencontre d’une série de personnalités qui sans maître, réseau ni diplôme des grandes écoles ont réussi à tirer leur épingle du jeu et se faire un nom dans le monde de la presse.

Plus d’une décennie après sa création,  c’est incontestablement devenu le site d’actualité le plus important du rap français. Pour le 2ème volet de sa série consacrée aux autodidactes dans les médias à paraître la semaine prochaine, nous sommes allés à la rencontre de Fif cofondateur du site Booska-p.

Argot : Tu es originaire de Courcouronnes une petite commune située à côté d’Evry en banlieue parisienne et tu as commencé en mettant en avant des artistes qui étaient tes voisins, Ol’kaniry, Sinik (Les Ulis), Diam’s (Ris-Orangis). Est-ce eux qui-t-on donné envie de créer un média spécialisé dans le rap ?

Fif : Booska-P c’est avant tout un constat très simple. Mes potes et moi étions passionnés de rap et autour de nous il y avait plein de rappeurs. Ol’kainry par exemple est un gars de mon quartier. En 2005, il était déjà connu mais ne passait pas sur les grosses radios ou télés et cela nous frustrait énormément. On s’est alors dit qu’on allait monter un média pour pouvoir mettre en avant des artistes de son calibre et de son envergure. Il n’était pas aussi populaire que des groupes comme le 113 mais il était tout de même reconnu de part et d’autres…

Tu n’as pas de formation dans le journalisme, quel a été ton parcours à l’école ?

J’ai toujours voulu travailler dans la musique ! Je ne savais pas en tant que quoi exactement, mais j’avais envie d’en être ! J’ai fait un BEP hôtellerie en 2 ans car il fallait que je reste à l’école. Ma mère voulait que je fasse un travail manuel. Ensuite j’ai enchainé sur un BEP comptabilité mais je ne n’ai pas retenu grand-chose… J’ai arrêté l’école en 2004 et je me suis lancé dans l’aventure Booska-p.

Tu as parlé de ta mère, quel était son regard sur ton activité à ses débuts ?

Déjà je suis son fils préféré ! (rires) Elle savait que j’étais quelqu’un de tranquille et que je savais ce que je faisais, donc elle m’a encouragé à le faire. Ma mère m’a toujours encouragé dans tout ce que je faisais.

L’aventure Booska-p a démarré il y a plus de 10 ans maintenant. Quel est le secret de ta longévité ?

Il faut savoir se renouveler. C’est-à-dire trouver des idées et ne pas se reposer sur ses lauriers. Nous avons fait pas mal de choses dès le début en démarrant très fort avec de gros artistes. Du coup, une fois que tu as fait tout ça, il faut savoir enchainer et penser à ce que vas pouvoir faire demain.

Paradoxalement, tu as survécu à Diam’s et Sinik ou même Ol’Kainry qui avaient pourtant pas mal de buzz à l’époque. Comment expliques-tu cela ?

Comme je te le disais plus tôt, la carrière d’un artiste est très compliquée car il faut sans cesse renouveler. Le seul rescapé qui a survécu à toutes les époques, c’est Booba. Il se renouvelle régulièrement. Il s’est adapté aux nouvelles sonorités et n’hésite pas à se mélanger avec les jeunes artistes qui ont le « power », comme il a fait avec Kaaris, Niska, Niro et Dosseh. Diam’s a arrêté la musique parce que ça devenait trop de pression et Sinik n’a pas réussi à se renouveler par conséquent les gens se sont lassés. Nous sommes un média donc c’est une manière différente de faire. Il suffit que l’on s’adapte aux nouvelles musiques, sonorités et artistes.

Aujourd’hui, il y a des grands médias qui s’interrogent sur leur avenir économique. Aux dernières nouvelles, tu affichais un chiffre d’affaires d’environ 300.000 euros, comment as-tu fait pour trouver ton modèle économique ?

300.00 euros encore ce n’est pas grand-chose. Nous sommes dans un milieu où il n’ y a pas beaucoup d’argent. Si j’étais dans les jeux vidéo ou le cinéma je gagnerais sans doute beaucoup plus d’argent !

Justement comment as-tu réussi à monnayer ton média ?

Booska-p a été créé par trois mecs qui ont grandi dans un quartier. Nous n’avons pas fait d’études dans le domaine. C’est vraiment un truc de passionnés, donc on a appris sur le tas. On a commencé notre truc juste pour le délire, ce n’est qu’ensuite que les gens nous ont dit qu’il fallait monter une société car on pouvait gagner des sous. On a dit « ah bon »? (rires) On n’avait pas de business plan ni rien du tout. À l’époque, il n’y avait que très peu d’argent sur internet ! Les gens connaissaient à peine Youtube et Dailymotion. Tout nous tombait dessus au fur et à mesure. On faisait du buzz avec les artistes ensuite les maisons de disques se sont intéressées à nous et nous ont demandé quels étaient nos prix etc… On n’en savait rien du tout, donc on donnait des tarifs de toxicos ! (rires) Nous nous en sommes rendu compte que par la suite !

Booska-p est un média 100% indépendant. Avez-vous déjà eu des propositions de rachat ?

Nous avons fait plein de rendez-vous avec des entreprises, pour de la pub etc… Le problème c’est que les gens issus de ces boîtes ne savaient pas vendre le rap. J’ai rencontré des grands groupes prêts à nous racheter mais dont les équipes s’interrogeaient sur leur capacité à pouvoir nous mettre en relation avec des marques. Le problème était dû aux annonceurs. On a une étiquette « rap urbain » et c’était compliqué de vendre cette image à l’époque. Maintenant que le rap domine, tout le monde veut de l’urbain. Le jeu a changé, c’est différent. Les médias qui détestaient le rap en parlent maintenant à longueur de journée. Des festivals qui n’avaient jamais accepté de rappeurs sont obligés d’en inviter pour faire le plein. Maintenant, les gens sont un peu plus ouverts donc on va peut-être pouvoir faire du business. Si quelqu’un d’intelligent veut faire quelque chose avec nous, qu’il vienne nous voir et on verra.

 

 

À l’époque lorsque tu as commencé il y avait Skyrock, une radio très critiquée aujourd’hui dans le milieu du rap. Quel est ton sentiment personnel ? 

J’ai toujours écouté Skyrock, je kiffe l’émission « Planète Rap ». C’est là-bas que ça se passe. En tant que fan de rap, j’étais obligé d’écouter cette radio comme tous les fans. Tout le monde a toujours voulu passer là-bas. Justement, l’idée de Booska-p part de là. Il y avait des artistes que je kiffais mais qui ne passaient pas beaucoup à Skyrock. Il n’y avait aucune idée d’opposition. Mon but était d’apporter un plus à notre culture. Dans notre milieu on dirait qu’il faut toujours tuer celui qui est en haut pour réussir et prendre sa place.

Depuis ton lancement beaucoup de nouveaux médias sont apparus sur le créneau « musique urbaine » Rap Élite, Yard etc… Comment gères-tu la concurrence ?

On se croise tous et on s’apprécie ! Yard m’a fait une belle interview la dernière fois et j’apparais dans le reportage que Rap Elite a réalisé sur Niro. C’est vrai que c’est une concurrence, mais je pense que c’est quelque chose de positif ! Avant nous étions quasiment tout seuls. Je suis régulièrement en contact avec Mehdi d’OKLM, Kirch de Rap Élite et Yoan Prat de chez Yard. Chacun fait son truc à sa manière, c’est une concurrence saine qui nous permet de nous surpasser et de nous surélever.

Il y au aussi eu l’arrivée des réseaux sociaux… Comment le média a-t-il réussi à s’adapter ?

Nous avons pris le temps d’étudier la question. Facebook est apparu et les artistes ont compris qu’ils pouvaient se servir de leur page comme un média et communiquer directement avec leur public. Donc nous nous sommes adaptés en lançant nos propres vidéos et des contenus exclusifs réalisés en collaboration avec les artistes. Les visiteurs viennent toujours autant sur notre site internet. Cependant, on fait en sorte d’être très présent sur les réseaux sociaux car les gens vont de moins en moins sur les sites…

Comment expliques-tu le manque de diversité dans les médias généralistes ?

Dès la base on ne nous a pas inculqué le fait qu’on pouvait faire ces métiers-là. Si on prend le stéréotype parfait de l’homme blanc habitant à Paris. Les valeurs qui lui ont été inculquées sont différentes de celles que nous avons en banlieue. La plupart de nos parents viennent du bled. Venir en France, c’est déjà en soi très compliqué. Ensuite la deuxième difficulté c’est l’éducation. Si les enfants arrivent à être assidu à l’école, à ne pas se retrouver au commissariat, avoir leur bac et trouver un travail c’est déjà une c’est une victoire pour eux… Un mec dont les parents sont nés France ne part pas du même point, ils penseront  peut-être pour lui une carrière d’avocat ou de journaliste etc… Il n’y a qu’une minorité de gens en banlieue qui réussissent, mais je n’ai jamais eu de discours victimaire. Ma mère m’a toujours dit depuis le préau que ça allait être plus dur que les autres. C’est juste une question de détermination.

Aujourd’hui quel conseil pourrais-tu donner à un jeune non diplômé qui souhaiterait se lancer dans le domaine des médias ?

Si tu fais les choses, fais-les pour le kif. Si tu les fais pour l’argent tu vas peut-être jamais en voir la couleur et même en perdre ! Ce qui paie c’est le travail. Si nous sommes toujours là aujourd’hui c’est grâce à cela. Pour moi le rappeur Fianso est le meilleur exemple. Il n’était même pas destiné à avoir du succès. Je le filme depuis des années. Il rappait bien, comme d’autres, mais ne perçait pas vraiment. Ce qui lui arrive aujourd’hui c’est extraordinaire. Il a pété au bout de 10 ans ! C’est juste du travail et de la détermination. Comme il dit dans une chanson « 90 minutes sur le banc, 300.000 ventes dans les arrêts de jeu.

Qu’est-ce qui te donne envie de te lever le matin ?

Déjà c’est mes enfants, parce qu’il faut que je les emmène à l’école  ! (rires) Plus sérieusement, c’est vrai que je vis une aventure passionnante. Tous les jours ne se ressemblent pas. On ne sait pas de quoi demain sera fait. Ce qui me fait lever, c’est l’envie de tout arracher et de faire mieux.

De quoi es-tu le plus fier quand tu te couches le soir ?

Encore une fois, c’est mes enfants. J’ai un fils de 5 ans et une fille de 7 ans. Le soir, le rap c’est fini je me consacre à eux. Quand je rentre souvent ils dorment déjà mais je vais les voir. Je n’ai pas de tatouages, pas de bijoux, c’est eux mes bijoux.

*Fred Musa (Animateur de l’émission Planète rap sur la radio Skyrock)

*Laurent Bouneau (Directeur Général de la radio Skyrock)

 

Photos : Nik Olajuwon

 

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